Créer, c’est s’en sortir : quand l’artisanat devient un acte social

Au Sénégal, créer n’est pas seulement un geste artistique. C’est un acte de liberté, un moyen de se reconstruire et de transformer sa vie.
Derrière un meuble peint, un puzzle en bois ou un panier crocheté, se cachent des histoires de résilience, de dignité retrouvée et de solidarité.
Dans un pays où la pauvreté, les inégalités et l’exclusion touchent encore de nombreuses familles, l’artisanat devient un formidable levier pour retisser des parcours de vie brisés, offrir un avenir aux enfants et redonner une voix à ceux que la société rend invisibles.

Publié le 28 novembre 2025  

Créer pour exister : un enjeu social bien réel

L’inclusion sociale est aujourd’hui un enjeu majeur au Sénégal. Malgré les avancées — cartes d’égalité des chances, programmes de protection sociale, bourses familiales, éducation inclusive — de nombreuses personnes restent à l’écart des opportunités : femmes en situation de précarité, jeunes sans formation, personnes handicapées, détenus, enfants issus de milieux défavorisés.

Le manque d’emploi, l’accès difficile à l’éducation, les barrières financières et la stigmatisation laissent peu d’options. C’est précisément là que l’artisanat devient bien plus qu’un savoir-faire : un outil de dignité, d’autonomie économique et de transformation personnelle.

Kayoong, Artisanat

Créer, c’est retrouver confiance en soi.
Produire, c’est accéder à un revenu.
Transmettre un savoir-faire, c’est renforcer une communauté tout entière.

Et partout dans le pays, des initiatives prouvent à quel point ce simple acte peut changer des vies.

Quand l’art répare : Jiggen’Art, derrière les murs

Au cœur d’un atelier, quelque part derrière les murs de la prison des femmes, des jeunes détenues repeignent des meubles avec une concentration presque méditative.
Ici, il n’est pas question de punition, mais de renaissance.

Jiggen’Art a fait un pari audacieux : former des mineurs en conflit avec la loi et des jeunes femmes détenues au design et au street art.
Les premiers fabriquent des meubles ; les secondes les décorent. Un dialogue silencieux entre deux univers qui, habituellement, ne se croisent jamais.

Karim*, jeune artiste sénégalais formé par Luca Fiore de l’école Boulle, leur transmet les gestes du métier : tracer, colorer, assembler, créer.

« L’art nous aide à oublier où on est… mais surtout à imaginer où on veut aller  », confie une détenue pendant une séance de peinture.

Chaque meuble vendu génère un revenu : un pécule pendant la détention, et un intéressement après la sortie.
Mais l’essentiel est ailleurs : la réinsertion n’est plus un mot abstrait, elle devient une promesse réelle.

Au-delà des préjugés, Jiggen’Art rappelle que la créativité peut briser les murs mieux que n’importe quel discours.

Jiggen’Art

À Vélingara, un atelier de puzzles… et une leçon de courage

Dans un petit atelier ensoleillé de Vélingara, l’odeur du bois fraîchement poncé se mêle aux rires d’enfants venus regarder les artisans travailler.
C’est ici que Aliou Diarra et le GIE des personnes handicapées créent des puzzles éducatifs en bois : cartes du Sénégal, alphabets, animaux, formes…

Aliou raconte son histoire sans détour :

« Je suis né avec un handicap aux deux pieds. Mais j’ai refusé la mendicité. L’handicap n’est pas une fatalité.  »

Depuis 1989, il crée, innove, forme. Des personnes handicapées, mais aussi des jeunes menacés par la délinquance.
Son atelier est devenu un refuge, un espace d’apprentissage, un lieu où chacun retrouve sa place.

« Quand je vais exposer à Dakar, je reviens avec de quoi payer la scolarité des enfants de l’atelier.
Ici, ce qu’on fait nourrit des familles.
 »

Les puzzles durent parfois plus de dix ans.
Et pour beaucoup d’enfants de la région, ils sont le premier contact avec un jeu éducatif.

Aliou ne demande rien d’autre que de la visibilité.
Son rêve : pouvoir produire davantage, employer plus de jeunes, et prouver que le talent ne connaît ni handicap ni frontières.

Puzzle, GIE des handicapées

Kayoong : quand l’artisanat devient un mouvement d’émancipation féminine

Dans un atelier dakarois baigné de lumière, des femmes rient en crochetant du wax coloré.
Elles ne fabriquent pas seulement des paniers : elles reconstruisent leur vie.

Fondé en 2017 par deux amies, Kari Masson et Danielle Liebenow, Kayoong est devenu en moins d’une décennie un symbole du luxe durable à impact social en Afrique de l’Ouest. La technique du wax crocheté qu’elles ont inventée et brevetée à Dakar est aujourd’hui une innovation reconnue, vendue en Afrique, en Europe et jusqu’aux États-Unis.
En 2023, leur savoir-faire a même séduit la prestigieuse Maison Lesage, pour une création destinée à la boutique parisienne de CHANEL, consacrant une rencontre inédite entre l’art textile sénégalais et les Métiers d’Art français.

Mais derrière l’esthétique, l’essentiel est social.

Tout commence par un geste simple : offrir un crochet à une veuve.
Kari raconte :
« En 2017, nous voulions aider quelques veuves à gagner un revenu. Nous avons fabriqué 17 paniers… et ils se sont vendus en quelques heures. C’est ce jour-là que Kayoong est né. »

Kayoong, Artisanat

Une collecte improvisée sur Facebook — “40 jours pour les veuves” — déclenche un élan de solidarité incroyable : meubles donnés, repas mis aux enchères, entreprises locales mobilisées.
De cette vague de générosité naît la Communauté Kayoong, un mouvement structuré qui fournit soutien financier, soins d’urgence, microcrédits et bourses scolaires à celles que la société laisse souvent de côté.

Chez Kayoong, l’artisanat n’est pas une activité décorative. C’est un outil d’émancipation :

  • 6 fois le salaire minimum pour les artisanes.
  • 20 à 30 bourses d’études par an pour orphelins et enfants de veuves, soit plus de 150 années de scolarité financées.
  • Des formations pour les femmes handicapées, souvent exclues des circuits professionnels.
  • Un filet social pour les urgences médicales et la résilience financière.
    Chaque achat finance directement l’avenir d’une famille.

Kayoong, ce sont des objets magnifiques… mais surtout des histoires.

Celle de Bintou Diouf, qui fabrique des tapis complexes d’une seule main après une maladie invalidante. Grâce à son travail à domicile, elle subvient aux besoins de son fils scolarisé.

Celle de Nafy Diatta, amputée, qui a retrouvé son autonomie financière. L’équipe lui a offert un accompagnement médical complet pour gérer son diabète : « Aujourd’hui, elle n’a plus besoin d’insuline. Elle a repris le contrôle de sa vie », explique Kari.

Celle d’Edwige Assine, mère célibataire et aidante, dont les créations ont été mises en avant lors d’un défilé du Groupe des Femmes de Dakar.

Kayoong, c’est finalement un écosystème :
une innovation textile, un réseau de solidarité, une école de vie, un tremplin économique, un lieu où l’on tisse des histoires autant que des paniers.

« Voir une femme retrouver son indépendance grâce à ce qu’elle crée… C’est ça, notre plus grande réussite  », confie Kari.

Et dans un pays où les inégalités frappent d’abord les femmes, Kayoong n’est pas juste une entreprise :
c’est une révolution silencieuse, menée au crochet et au courage.

Kayoong, Artisanat

Créer, c’est tisser du lien

Au Sénégal, ces initiatives ne sont pas isolées.
Elles font partie d’un mouvement plus large où entreprises, associations et acteurs de l’économie sociale et solidaire s’engagent pour l’inclusion : soutien à l’entrepreneuriat féminin, accès au financement, formation des jeunes, intégration des personnes handicapées…

Produire devient un acte social.
Créer devient un acte citoyen.
Et chaque objet qui sort d’un atelier porte une histoire : celle d’une personne qui a choisi de se relever.

Et si l’artisanat était l’avenir de l’inclusion ?

Ce qui se joue dans un atelier de crochet, dans une prison, ou dans un petit local de Vélingara dépasse la simple création d’objets.
Ce sont des trajectoires réparées, des familles soutenues, des enfants envoyés à l’école, des femmes qui reprennent le contrôle de leur vie.

Le Sénégal possède un trésor : des mains qui savent créer.
Et lorsque ces mains trouvent les moyens de s’exprimer, elles bâtissent bien plus que des meubles, des paniers ou des puzzles :
elles bâtissent un avenir.

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